VLF Natural Radio : Une interview de Jean-Pierre Aubé

Jean-Pierre Aubé est artiste et vit à Montréal. Je l’ai rencontré alors qu’il était en résidence à Paris, en décembre 2002. Il commençait tout juste à travailler sur son projet VLF Natural Radio, dans le cadre duquel il réceptionne des Très Basses Fréquences (Very Low Frequencies), soit des sons produits par les perturbations de la magnétosphère. Disposant déjà à l’époque d’une très grande quantité de documents sonores, il m’a proposé de participer à son projet à titre de musicien, afin de réfléchir à une mise en forme de ces matériaux bruts enregistrés.

Les propos présentés ci-dessous sont issus d’un échange de courriers effectué sur Internet en avril 2003. Le projet VLF Natural Radio, toujours in progress, a fait l’objet d’une première présentation le 11 février 2002 à Mains d’œuvre (Saint-Ouen).

Avant d’entrer dans le vif de notre sujet, peux-tu dire de quoi relève ton travail en général ?

Chacune de mes installations se compose d’un récupérateur de phénomènes. Ces objets fonctionnels sont nomades, ils me permettent d’appréhender un lieu par l’expérience, de rendre visible l’imperceptible. Que ce soit un système qui filtre l’eau d’une rivière disparue dans les sous-sols du Vieux-Montréal (Sédimentation, ou la pureté des intentions, 1998), ou un moulin-à-vent qui, via des accumulateurs électriques, récupère l’énergie du vent soufflant sur une île isolée au milieu du fleuve Saint-Laurent (Prélude à l’isolation, machine à récupérer le vent, 1999), la récupération et le déplacement sont ici des moyens utilisés pour mettre en présence et en action les phénomènes qui m’intéressent.

En quoi consiste VLF Natural Radio ?

Tous les matériaux conducteurs d’électricité subissent un champ magnétique. La terre par exemple est englobée d’un puissant champ magnétique que l’on nomme magnétosphère. Puisque la terre n’est pas un système inerte, la magnétosphère terrestre subit constamment des perturbations, les orages électriques, les vents solaires et les aurores boréales influencent en permanence la stabilité magnétique terrestre. Par exemple lorsqu’un éclair frappe, un signal électrique d’une forte puissance est propagé dans l’espace et fera osciller le champ magnétique de la terre. Cette perturbation d’une fréquence hertzienne est un phénomène physique similaire au fonctionnement d’un émetteur FM. Pour capter de la musique sur une radio FM, il faut avoir un récepteur qui syntonise une fréquence précise. De même, si l’on construit un récepteur capable de syntoniser les fréquences où l’on retrouve le champ magnétique terrestre, on captera toutes les oscillations qui transforment les ondes du champ magnétique. C’est pour cela qu’on parle de Natural Radio. Mon travail a donc consisté, dans un premier temps, à fabriquer divers types de récepteurs VLF, afin de capter les sons de tous les phénomènes qui troublent le champ magnétique de la terre.

Où capte-t-on des VLF ?

Les sons VLF ne peuvent être captés qu’à l’extérieur du milieu urbain. Ils sont par exemple directement reliés aux évènements des aurores boréales, d’où ma résidence en Finlande durant l’hiver 2002. Mais ce projet m’a également conduit à visiter une Île dans l’estuaire du Fleuve Saint-Laurent.

Tu parles à ce propos d’une "écologie des ondes" pour expliquer ta démarche. Les sons VLF sont donc des phénomènes en voie de disparition ?

L’étymologie nous apprend qu’un phénomène serait essentiellement de l’ordre du visible. J’opère donc une forme d’inversion de l’idée, puisque les phénomènes que je récupère sont habituellement invisibles voire inaccessibles. Par exemple dans l’installation Sédimentation, ou la pureté des intentions, j’avais récupéré 4000 litres d’eau à même les caniveaux du Vieux-Montréal, endroit où jadis une rivière coulait. L’eau fut filtrée à l’aide d’un système déployé dans l’espace d’exposition, c’était une forme de récupération de l’histoire plutôt qu’une purification de la matière qui m’intéressait. Dans le cas des sons VLF, c’est une disparition anticipée qui est mise en œuvre. À court terme, on prévoit que les fluctuations de la magnétosphère seront enfouies sous les divers systèmes de télécommunications hertziens et les émissions électromagnétiques des réseaux électriques (la technologie rend aujourd’hui possible l’utilisation des fréquences VLF à des fins de télécommunication).

Une partie de ton projet consiste alors à " documenter les sons VLF".

Quand je parle de documentaire dans le cadre du projet VLF, je m’intéresse plus au modus operandi, au " documentary style ". Les sons que je capte sont des documents scientifiquement viables, captés à l’aide de récepteurs similaires à ceux qui sont utilisés par la NASA. Il s’agit donc de matériaux médiatisables, formatables par le documentaire. Ce qui m’intéresse dans le documentaire, c’est qu’il appréhende la matière du sujet dans le présent sachant que l’image filmique ou photographique est toujours témoin d’un passé. Le documentaire serait la démarche typique de l’objet en voie de disparition. Encore une fois, dans le projet VLF mon médium c’est la disparition potentielle des occurrences du phénomène.

Tu es photographe à l’origine. Comment s’est effectué ton déplacement de l’image vers le son ?

J’ai étudié la photographie à l’Université Concordia à Montréal, dès le début de mes études, je photographiais des paysages. La photographie demeure une méthode d’appréhension du réel, je continue à faire des paysages captés, à récupérer une matière médiatisée par la technologie que j’utilise. Se rendre en Laponie au solstice d’hiver pour récolter des sons à l’aide d’un instrument issu de la technologie demeure une démarche de photographe.

Tes installations et tes performances accordent une place très importante à la mise en scène des éléments technologiques : câbles, machines, ordinateurs etc..... Comment abordes-tu ces moments de mise en scène ? Quels en sont les enjeux ?

La technologie que je mets en scène peut être très high-tech, mais elle peut également se référer à de simples objets issus d’une technologie obsolète. J’utilise la technologie comme interface des matériaux que je transforme, et ce de manière autonome, c’est-à-dire que je ne travaille pas avec des ingénieurs ou des scientifiques. Ce qui m’intéresse dans la technologie, c’est cette idée séculaire qu’elle permet à l’homme de transformer le monde physique, de maîtriser son environnement et d’y survire. Mon travail vise à mettre en scène des processus : une transformation de la matière et une médiatisation d’un phénomène. Pour faire une analogie, le diagramme d’un circuit électronique est toujours construit sur le même modèle : il y a une entrée IN, un circuit intégré qui transforme le signal, et une sortie OUT. La différence entre l’ingénieur et l’artiste que je suis, ce n’est pas l’interface ou le médium mais bien le signal. Les systèmes que je réalise sont instables, un peu incompétents, ce qui leur confère une sorte d’étrangeté. Ils sont également ouverts et transparents ce qui, je crois, tend à rendre la technologie plus compréhensible, plus perceptible en tout cas.

Sous quelle forme se présente le projet actuellement ? Pourquoi avoir choisi de déléguer la tâche du traitement de ces sons à une tierce personne, musicienne qui plus est ?

La première version du projet sera une performance pour deux projecteurs et deux ordinateurs. Elle présentera deux temps et deux espaces de récupération de sons VLF. Le premier à Saint Jean Port Joli (Québec), et l’autre lors du solstice d’hiver en Laponie en 2002. J’ai utilisé un dispositif qui fait tourner une caméra vidéo et un récepteur VLF stéréo. Les récepteurs que j’ai utilisés pour ces captures sont directionnels, c’est-à-dire qu’ils sont sensibles à l’orientation dans l’espace. Le résultat est un lent panoramique sonore et visuel. Le traitement sonore est des plus minimaux, je le qualifierai de microanalyse, similaire à l’approche scientifique qui, pour étudier les VLF doit isoler chacun des phénomènes. Il y a 3 ans lorsque j’ai entrepris ce projet, je pensais utiliser ces sons avec des collaborateurs musiciens, pour en faire de la musique. Avec le temps, la volonté de rester fidèle au document s’est imposée d’elle-même. Le plus important fut surtout de trouver un interlocuteur, qui comprenait les enjeux reliés non pas à la création d’une trame sonore mais bien à la mise en forme d’un projet qui témoigne d’un phénomène sonore réel et non-construit. Je pense que cela est très différent du fait de faire de la musique. Ce que j’ai trouvé dans notre collaboration c’est un musicien formé en art visuel. Je pense que j’avais besoin d’un collaborateur hybride, contaminé par de multiples disciplines.

Pour plus d’informations sur le travail de Jean-Pierre Aubé : www.kloud.org

Mathias Delplanque

Article paru dans le n°18 de Musica Falsa (Printemps 2003)