LRDFEC ou comment devient-on Mathias Delplanque

Bastien Gallet

« Puis, l’enfant respira, cria, et la femme sembla lui répondre dans une langue inconnue aussi, sauvage et triomphante. »  
William Faulkner, Light in August.

Comment fait-on de la musique ensemble ? Ou plutôt : comment fait-on ensemble ce que l’on a longtemps fait tout seul ? Ou encore : qu’est-ce que cela change de faire à plusieurs ce que l’on faisait déjà très bien tout seul ? Vous me répondez : l’on fait à plusieurs ce que l’on ne pourrait faire seul. Mais là s’éprouve précisément le parfum entêtant du problème : Mathias Delplanque (sous le nom pseudonymique de Lena [Grove], l’héroïne enceinte de Light in August de William Faulkner) fait ici, sur ce disque, avec d’autres, ce qu’il faisait précédemment seul, dans sa chambre à peine éclairée par l’écran de son laptop.
Vous m’interrompez, surpris : voulez-vous dire qu’il a fait pour ce disque ce qu’il avait déjà fait, mais cette fois-ci, contre toute attente, à plusieurs ?
Oui, c’est exactement ce que je veux dire. Et, bien sûr, comme vous, je me suis demandé : Pourquoi ? Pourquoi refaire avec d’autres (The Floating Roots, étrange dénomination sur laquelle je serai amené à revenir) ce que l’on fait parfaitement sans eux ? La réponse qui vient le plus vite est qu’à plusieurs il devient précisément difficile, voire impossible, de faire quoi que ce soit parfaitement. Je ne m’étendrais pas sur les bienfaits supposés de l’imperfection car force m’est de constater que ce disque n’est guère moins parfait (il l’est même plus) que les précédents opus de notre polynyme. 
La réponse est ailleurs. On pourrait la formuler ainsi, de manière à conserver dans la réponse le caractère paradoxal de la question : par la grâce de la répétition exacte, Mathias Delplanque (Lena) fait des autres qu’il s’est adjoint, entre-temps devenus (nous verrons comment) des « floating roots » (racines flottantes), et de lui-même (en tant que Lena) un orthonyme collectif – orthonyme, c’est ainsi que Fernando Pessoa qualifiait le poète qui portait son nom : celui, l’autre lui-même, qui signait ses poèmes Fernando Pessoa. L’autre lui-même, répétant les mêmes gestes « en nombre » – l’orthonyme donc – est, dans le cas qui m’occupe, Lena & The Floating Roots = Mathias Delplanque.
Ce qui m’amène à cette première conclusion, à valeur d’axiome particulier : l’orthonymie s’obtient par redoublement de la pseudonymie. Autrement dit, Mathias Delplanque institue son propre nom comme nom de l’autre-lui-même en répétant à plusieurs l’expérience pseudonymique (Lena devient Lena &). Soit, dans les termes de notre première conclusion : par la grâce de la répétition exacte (autrement appelée « dubbing » ou plus simplement « dub »), Lena devient l’orthonyme Mathias Delplanque. Ce qui me permet d’affirmer sans plus attendre que Mathias Delplanque est, cela ne vous aura pas échappé,plusieurs : lui-même en tant qu’Autres. Il l’est alors (et parce) que Lena (la solitaire radicale sur laquelle tous rebondissent, même celui qui l’accouche) ne pouvait l’être. « Lena & The Floating Roots Orchestra » n’est donc pas le nom de l’auteur (collectif) de ce disque, mais celui de la procédure qui a permis à Lena de (re)devenir Mathias Delplanque.  Procédure longue et complexe, comme on le verra, mais pas impossible.
Quelques mots encore. Si vous me permettez de tirer deux ou trois pouces supplémentaires de ce fil mince comme du nylon mais à peine plus résistant qu’une ficelle de coton, j’ajouterais que, sans aucun doute, celui dont Lena est enceinte (ce qu’elle sera toujours dans une des versions de l’histoire) se nomme Mathias Delplanque. Quoi de plus juste, et de plus profond, que de sortir de son pseudonyme.
Il reste cependant une question en suspens, une question qui objecte, et met en péril la totalité de ce raisonnement : Pourquoi Mathias Delplanque serait-il le nom propre de ce collectif flottant ? Lena aurait très bien pu accoucher d’un tout autre nom : Sextius Miollis, Barnabé Physicator ou encore « Le Roi De France Est Chauve (LRDFEC) ». J’admets manquer de preuves, mais non d’indices dont je vous indiquerai tout à l’heure, sous la menace (de l’objection), quelques-uns (un ou plus). Mais je dois d’abord vous dire par quelle série tortueuse d’opérations (et d’inventions) Lena devient Mathias Delplanque.
J’en dénombre au moins trois : 1) la cire ; 2) le flottement ; 3) la répétition. La cire est perdue (le titre du disque est Lost Wax) ; le flottement advient aux racines (quand on les coupe de ce qu’elles nourrissent et soutiennent) ; la répétition enfouit les voix (c’est là l’essence du dub).
1) la cire perdue (1) désigne le matériau premier du disque : les « trames électroniques minimales et répétitives (accords, textures, ligne de basse, éléments de tempo, etc.) » que Lena a porté aux Autres [Steve Arguelles, Rasim Biyikli, Rob Mazurek, Charlie O et Charles-Éric Charrier, je fais pour le moment abstraction des voix] afin qu’à partir d’elles ils improvisent. Lena a ensuite recueilli ces improvisations qui sont devenues le matériau second, mais unique, du disque, autrement dit ses racines. De la cire initiale, il n’a rien conservé d’autre que ce qui d’elle est passé (par contamination) dans le matériau second : le peu de terre qui s’est accrochée aux racines.
2) le flottement est ce qui arrive aux improvisations des Autres dans la chambre de Lena. Coupées du matériau premier et détachées de ceux qui les ont fait naître, la vague à l’âme, elles flottent : elles deviennent des racines flottantes [les Autres perdent leur nom].
3) la répétition (ou dub) est le processus par lequel les racines flottantes deviennent le nom orthonyme Mathias Delplanque. Elle est orchestrée par Lena. Il faut entendre ce verbe littéralement : dans la solitude de sa chambre, Lena orchestre les racines flottantes, ou, plus exactement, elle fait de ces racines un orchestre qu’elle dirige. Elle adopte en conséquence un nouveau nom : « Lena & The Floating Roots Orchestra ». Le dubbing proprement dit peut enfin commencer.
Je dois faire ici une brève digression. Lena répète seule avec son orchestre de pupitres fantômes ce qu’elle faisait auparavant seule avec elle-même. Sa solitude est ainsi généreusement peuplée. Ce qu’elle répète, c’est le dubbing, le fait (l’acte) de recopier. Avant de devenir un style musical, reconnaissable notamment à sa ligne de basse rebondissante, le dub désignait le résultat de la transformation d’un morceau (gravé sur une Face A) en une version (gravée sur une Face B), autrement dit l’effet d’un recopiage inexact, incorrect ou, plus exactement, monstrueux (il enfanta de fait vaste nombre de monstres). Je n’insiste pas sur les protocoles de cette variable transformation, ils sont partout cités (écho, delay, réverbération, phasing…), plutôt sur la manière étrange (singulière) qu’a Lena de dubber son orchestre de racines. Je dirais qu’elle l’adoube (to dub dérive étymologiquement du vieux français adober qui dérive lui-même du francique dubban « frapper » parce que le futur chevalier recevait de son parrain un coup sur la nuque) : elle adoube Mathias Delplanque ainsi par elle (son pseudonyme) fait chevalier d’un coup du plat de l’épée – j’entends ce coup au crépuscule du morceau intitulé « Cheval Vapeur » (le morceau suivant, « Ghost Wax », est la longue résonance de cet adoubement), soit au centre presque géométrique du disque.
Ayant localisé l’adoubement, l’exact moment où le pseudonyme devient orthonyme, il nous reste à découvrir comment, en l’espèce par quelles opérations musicales, un orchestre de racines se transforme effectivement en Mathias Delplanque. Je dis : par l’enfouissement des voix. Les producteurs de dub (King Tubby au tout premier chef) n’avaient guère jamais eu d’autre but que celui-ci : enfouir les voix. Non seulement les enterrer dans le sol labouré de la version mais encore et bel et bien les enfoncer jusqu’à ce qu’elles fussent tout à fait dissimulées sous les couches déposées par les étapes successives du dubbing, inaudibles et pourtant présentes, seulement trop enfouies pour faire vibrer à peine le tympan de l’aficionado. Encore une fois, il n’est pas question de faire disparaître les voix, mais de les enfouir. Sous des dehors souvent instrumentaux, le dub est – demeure – une musique vocale. Et vocal est assurément le recopiage de Lena. Presque trop.
Lost Wax est en effet plein de voix ; au moins cinq, les audibles : Daniel Givens, Julien Jacob, Neil Carlill, Alice Lewis, Black Sifichi ; les autres sont innombrables. En réalité (si l’on tente de fixer le rapport voix audibles / voix enfouies) le recopiage de Lena n’est guère plus vocal qu’un dub de King Tubby, bien que les voix y soient plus apparentes : il y a plus et moins d’enfouissement chez Lena. Cela tient, pour une part, au nombre des racines. Pour une autre, à la nature de l’enfouissement. Lena n’œuvre pas sur des morceaux à « recopier », mais sur des racines à orchestrer. Il n’y a pas de premier état (d’originaux) auquel comparer les versions. Lena enfouit in abstracto. Elle orchestre de vrais-faux originaux qui sont de vraies-fausses versions. Versions parce que le matériau vient deux fois d’ailleurs ; originaux parce que son enfouissement le rend familier, cristallin, transparent. Les voix apparentes battent ce chemin balisé, le font soudain inquiétant, écorchent l’orchestre, étalent sur le sol carrossable des viscères trop bien cachés ; en attendant mieux ; en attendant Black Sifichi ; car sa voix n’est pas au-dessus, mais en dessous, flotte en dessous, elle accompagne la terre collée aux racines, elle n’est pas apparente parce qu’elle est venue après mais parce qu’elle a l’air – la couleur des premières poussières – d’avoir été là avant qu’il y ait eu quelque chose à enfouir. Pas originelle. Carotte imprévue de la géologie des recopiages ; elle nous parle.
Je peux maintenant répondre à la question demeurée suspendue : pourquoi Mathias Delplanque et non LRDFEC ou Black Sifichi ? Parce que c’est la seule voix rigoureusement inaudible de ce disque, la mieux enfouie, la plus adoubée, la voix de son maître qui porte son propre nom, la racine qui vient en plus, inorchestrable : l’orthonyme.

(1) La fonte à la cire perdue est une « technique utilisée dans la métallurgie du bronze et dans l’orfèvrerie. Elle consiste à créer un modèle en cire auquel on fixera un réseau de canaux en cire également permettant son écoulement puis le coulage du bronze. Le tout est enfermé dans un moule en matériau réfractaire que l’on fera chauffer pour écouler la cire puis pour verser le métal en fusion. On obtiendra alors un modèle en bronze semblable au modèle originel en cire qu’il faudra retravailler. »