Présence du Kautrock

Le fait que la scène électronique allemande soit une des plus vivaces du moment n’est plus à démontrer. La production de disques est énorme, les labels (et sous-labels) pullulent, la distribution est bien organisée, l’information circule, et les lieux de concerts (pourtant pas plus fortunés que chez nous) sont légions et rivalisent de pertinence dans leur programmation. En France, malgré l’activité de magasins spécialisés (comme Katapult à Paris) ou de petits distributeurs (comme La Baleine ou Cyberproduction), nous n’avons encore accès qu’à une très légère partie de ce qui est produit outre-Rhin (surtout en ce qui concerne les vinyles). La scène électronique allemande est riche, créative, originale et possède une identité qui lui est propre, malgré une grande diversité de formes (de l’electro du label Gigolo à la techno de Kompakt en passant par les expériences de Raster Noton). En dix ans, les productions allemandes sont devenues des repères incontournables pour les producteurs de musique électronique du monde entier.

Ça n’est pourtant pas la première fois que l’Allemagne connaît un tel débordement de créativité dans le domaine musical. A la fin des années 60, une vague de groupes aux noms barbares (Can, Popol Vuh, Psy Free, Kraftwerk, Tangerine Dream, Floh de Cologne, Amon Düül, Guru Guru…) venait mettre à mal les rouages d’une pop anglo-saxonne trop bien ficelée, et inventait une façon totalement inédite de faire du rock’n roll. Pour la première fois, la pop allemande ne sonnait pas comme une copie basse définition des Stones ou des Kinks. Elle dictait ses propres règles, et faisait éclater les carcans du rock traditionnel. Les Anglais, dépassés sur leur gauche, baptisèrent ce courant Krautrock (rock choucroute), contre le gré des Allemands eux-mêmes qui préféraient le noble titre de "Kosmische Musik".

Il est a priori difficile de faire le lien entre cette musique généralement basée sur l’improvisation collective, et la techno qui se produit actuellement à Cologne, Berlin, Francfort ou Düsseldorf. Les modes de production sont à première vue radicalement différents : l’instant composing d’un côté, la programmation sur ordinateur de l’autre. Entre les deux, il y a eu la new wave européenne, l’electro new yorkaise, la techno de Detroit, le summer of love de 1989, l’acid house etc… Beaucoup d’apports extérieurs donc, et un changement de repères considérable dans le monde de la pop music. Principalement : la consécration du DJ comme artiste à part entière et la possibilité pour le musicien de travailler seul en home studio. Mais il est impossible de penser la musique électronique actuelle sans le Krautrock - en tout cas pas sans Can et Kraftwerk, groupes dont l’impact sur la production récente semble le plus évident - et l’on trouve dans cette musique (ses disques et ses modes de production) quantité de traits qui annoncent ceux de la scène germanique actuelle.

Transformations de la notion de groupe de rock

Le Krautrock a commencé à faire parler de lui au début des années 70, avec l’émergence de groupes comme Amon Düül 2, Ash Ra Temple, ou Agitation Free. La nature même de ces formations tranche avec la conception étriquée du groupe rock héritée de l’univers anglo-saxon. Ces combos étaient organisés comme des communautés à géométrie variable, généralement réunies autour d’une personnalité centrale (Manuel Göttschning pour Ash Ra Temple, Michael Hoening pour Agitation Free…). La structure des groupes changeait très régulièrement : Amon Düül se scinde en Amon Düül 1 et 2 dès 1968 ; Michael Hoening quitte Agitation Free pour rejoindre Tangerine Dream ; Klaus Schulze et Conrad Schnitzler quittent tous les deux Tangerine Dream, l’un pour rejoindre Ash Ra Temple avant d’entamer une longue carrière solo, l’autre pour fonder le trio Kluster ; Holger Czukay a toujours travaillé en solo parallèlement à sa collaboration avec le groupe Can… Une créativité débordante qui ne veut surtout pas se créer de limites.

C’est très exactement ce qui caractérise et ce qui fait la force de la scène électronique allemande actuelle : une grande ouverture d’esprit dans l’approche de la production musicale et une perpétuelle recherche d’échanges artistiques. La majorité des artistes participent à plusieurs projets musicaux : l’un des membres du groupe Tarwater est également membre de To Rococo Rot ; Burnt Friedmann a fondé les Nu Dub Players tout en participant au duo Flanger et en entreprenant une collaboration avec Jaki Liebezeit, batteur de… Can ; Carsten Nicolai (fondateur du label Raster Noton) accorde autant d’importance aux collaborations (avec Mika Vaino, Thomas Knak…) qu’à son projet personnel Alva Noto etc… Plus généralement, tous les artistes disposent aujourd’hui d’au moins deux pseudonymes, qui leur permettent de travailler sur des registres sonores différents. Nul ne peut mieux résumer cette approche qu’Uwe Schmidt (auteur d’un nombre incalculable de disques sous les noms de Atom TM, Atom Heart, Senor Coconut, The Disk Orchestra, Erik Satin etc… " J’ai d’abord la musique en tête, dit-il, et j’essaie d’imaginer l’artiste qui peut être derrière ". Rien ne doit freiner la liberté créatrice, ni la possibilité pour une musique nouvelle de surgir.

Le groupe Can ne répétait jamais. En concert ou en studio, les séances communes se devaient d’être chaque fois uniques, même si elles démarraient sur des thèmes connus et réécrits. Le free rock était à la mode, et les concerts (souvent gratuits) atteignaient des durées inégalées ou prenaient la forme de performances très inspirées des happenings de Yoko Ono, artiste alors en vogue à Berlin.

Sur un mode presque contraire, le coup porté par Kraftwerk à l’imagerie du groupe pop traditionnel est tout aussi radical. Commencé à Düsseldorf en 1970 comme un combo rock d’allure relativement traditionnel, Kraftwerk opte très vite pour le costume deux pièces et s’empare d’une esthétique bureaucratique tout à fait inédite. Viendra ensuite l’album Man Machine (1978) qui imposera l’image d’un groupe de pop formé par des robots. Ces robots, qui occupent la place des musiciens sur scène et sur les pochettes de disque, sont à l’origine de toute l’imagerie techno à venir. Celle-ci s’est désormais légèrement dissipée, mais elle reste très présente dans les productions d’un artiste comme Thomas Brinkmann (dont le morceau Maschine répète à l’infini : " Ich will eine Maschine sein, keinen Gedanken, kein Schmerz… ").

De manière plus générale, la musique de Kraftwerk participe d’une réflexion esthétique globale qui prend également en compte les conditions de productions (les machines, le studio Kling Klang…), le système de présentation scénique (les néons, les projections, les robots…), et toute l’activité graphique liée au disque. Cette attitude est probablement à l’origine du principe de labellisation très en vogue dans la production électronique actuelle. Les labels allemands sont extrêmement préoccupés par la question de la cohérence esthétique. Signer un artiste qui ne cadre pas avec le registre des autres productions du label revient souvent à créer une sous-section dans le label, avec une charte graphique et un mode de communication spécifique pour chaque produit. Ça n’est certainement pas un argument commercial, vu que ces musiques ne visent pas la grande distribution, et que la labellisation tend au contraire à émietter la force communicative de la maison de production mère. Ce sont des choix esthétiques.

La transformation de l’instrumentation rock

Par-delà la question de l’image, le Krautrock a profondément transformé la façon de faire de la pop music. Amon Düül 2 a surpris le public avec une orchestration rock peu orthodoxe : doublement de la batterie, triples guitares… Klaus Schulze a utilisé l’orgue électrique dès 1971, et Tangerine Dream s’est fait connaître pour son usage immodéré des synthétiseurs. L’instrumentation change, ce qui ne signifie pas que les structures musicales et les modes de production soient toujours bouleversées. Sur ce dernier point, les apports les plus notoires sont à attribuer au groupe Can et, une fois encore, à Kraftwerk.

Can a été fondé à Cologne en 1968 (juste après les évènements de mai) par Holger Czukay et Irmin Schmidt. Anciens étudiants de Stockhausen, ils étaient par conséquent aux premières loges en 1966 lorsque fut créée Hymnen, la pièce de leur maître. Hymnen, œuvre " pour sons électroniques et concrets ", consistait en un collage de divers hymnes nationaux passés à travers toutes sortes de traitements électroniques. Cette pièce aura un impact considérable sur les jeunes musiciens allemands, dont Holger Czukay. Enseignant à son tour, celui-ci découvre grâce à l’un de ses élèves Michael Karoli que le rock (en l’occurrence " I am The Walrus " des Beatles) était également allé très loin en matière d’expérimentation sonore. Czukay, Schmidt et Karoli décident de fonder un groupe et ils font pour cela appel à Jaki Liebezeit (un batteur venu du free jazz). Leur premier concert est un happening improvisé (au château de Nörvenich près de Cologne). Sur une base rock (basse-batterie-guitare) menée de façon totalement anarchique, Czukay diffuse des sons issus de bandes magnétiques (des enregistrements des évènements de mai à Paris). Ce faisant, il impose le magnétophone à bandes comme un instrument à part entière de l’orchestration rock, ayant sa place sur scène et n’étant pas strictement réservé au salon ou au studio d’enregistrement. Ce détournement, l’utilisation du moyen de reproduction comme outil de création sonore, est la base de tout le Djing actuel.

Créant immédiatement son propre studio (le fameux " Inner Space ", qui deviendra " Inner Space Studio " après leur déménagement à Weilerswist, prés de Cologne, en 1971), le groupe pose les bases d’une méthode de travail qu’il n’abandonnera jamais. Chaque séance collective est un bœuf en roue libre dont les enregistrements sont ensuite passés en revue, découpés, travaillés et réagencés. Avant même l’apparition du premier sampler ou du premier logiciel de production musicale assistée par ordinateur , Can pratique donc une forme d’auto sampling. Création spontanée peut-être, mais découpée au ciseau et passée au crible par le " chef du laboratoire technique " Czukay (tel qu’il s’auto-définit sur la pochette de leur premier album Monster Movie, sorti en 1969). La même année, Czukay radicalise ses essais d’échantillonnage et expérimente le collage ethnologique avec Canaxis, un album dont une des faces est constituée de fragments découpés de chants vietnamiens (plus de dix ans avant My Life In the Bush of Ghosts de David Byrne et Brian Eno !).

Le but de Can était de faire entrer la recherche sonore au cœur même de la pop music (en tout cas de l’emmener plus loin que l’endroit où Pink Floyd l’avait laissée). A ce stade, ce qui fait la pop music, c’est le groove, et si Can est un groupe de rock, c’est essentiellement grâce au légendaire jeu de batterie de Jaki Liebezeit. Véritable drum machine humaine, Liebezeit crée une architecture rythmique implacable et répétitive sur laquelle toutes les expériences sonores sont possibles. C’est le principe même de la techno : un beat monumental et imparable qui rend acceptables (entendre : dansables) tous les écarts de ton et toutes les nuisances sonores . Comme le dira Michael Karoli plus tard, Can a " toujours composé de la dance music ".

Mais c’est bien sûr Kraftwerk qui ouvre véritablement les portes de la musique pop technologique. Commencé avec le Krautrock (le combo Organisation, fondé en 1970 par Ralph Hütter et Florian Schneider), l’histoire de Kraftwerk aboutit à l’electro pop. L’instrumentation de leurs premiers disques (batterie, flûte et bandes magnétiques) les rapproche de Can, groupe avec lequel ils ne semblent pourtant entretenir aucun rapport. Désireux de se distinguer radicalement du reste de la production allemande (pour laquelle ils affichent un mépris royal), Hütter et Schneider opte pour une instrumentation exclusivement électronique dès 1974, avec leur premier véritable succès Autobahn. Sur un martèlement continu de boîtes à rythme, des mélodies séquencées tournent en boucle, tandis qu’une voix monocorde incite au voyage sans fin (" Wir fahr’n, fahr’n, fahr’n auf der Autobahn… "). Cette voix sera bientôt remplacée par celle d’un robot lançant le mot d’ordre de " music non-stop ". Et Kraftwerk décolle, déménage définitivement pour les routes sans fin de la pop mondiale.

La boucle

La suite est connue. En 1982, un DJ du Bronx du nom d’Africa Bambaata sample la rythmique du morceau Trans Europ Express de Kraftwerk (1977 et crée Planet Rock, un des premiers tubes d’electro. L’electro, Juan Atkins (alors membre du groupe Cybotron) l’exporte de New York à sa ville natale Detroit. Avec ses comparses Jeff Mills et Kevin Saunderson, il s’attache à la simplifier davantage, la dote d’une touche de soul, et donne naissance à la techno, " rencontre de Georges Clinton et de Kraftwerk dans un ascenseur ". Enfin, la techno arrive en Europe vers 1989, grâce aux connexions des labels Novamute (extension du label anglais Mute) et Tresor (basé à Berlin). A cette date, le groupe Can n’est plus en activité depuis 1978, Kraftwerk n’a rien sorti depuis Electric Café en 1986, et les autres groupes Krautrock ont sombré dans l’oubli ou produisent des choses totalement inintéressantes, à l’instar de Tangerine Dream.

Kraftwerk n’a jamais engagé de collaborations avec la jeune production électronique, se contentant juste d’être devenu l’objet de vénération de toute une génération. Toujours plus souple dans sa démarche, Can a accepté en 1997 de voir certains de ses morceaux remixés par la fine fleur de la musique électronique mondiale. Sur Sacrilege, A Guy Called Gerald, Brian Eno, The Orb et bien d’autres musiciens issus de générations très diverses témoignent de l’impact qu’ont eu les productions du groupe sur leur propre démarche.

Mathias Delplanque

Article paru dans le n°17 de Musica Falsa (Octobre 2002)