Quatermass and the Dying Bug

Bastien Gallet
Extrait de « Le boucher du prince Wen-Houei. Enquête sur les musiques électroniques » (Ed. Musica Falsa 2002)

Lorsqu’un disque se refuse à livrer un sens quelconque, il est recommandé de jeter un œil sur ses alentours immédiats : textes d’accompagnement, inscriptions diverses, images ornant le livret intérieur, titre des morceaux, voire nom des personnes remerciées. Je voudrais soumettre à cette analyse contextuelle et paramusicale un album sorti en juillet 2002 sur le label bruxellois Quatermass (frère siamois de Sub Rosa). Son titre "LANE (chemin)" est l’anagramme du nom de son auteur "LENA", pseudonyme emprunté à un personnage de William Faulkner, dont on trouve le nom dans la liste des remerciements : Lena est la femme enceinte de Lumière d’août. On voit sur la pochette trois personnes à moitié nues remontant une rivière au milieu de la jungle devant un immense cercle noir en surimpression. Quatre morceaux de l’album forment une série intitulée " Entomodub " (numérotée de 1 à 4) et la deuxième plage porte ce titre étonnant : "Dying Bug Dub" (littéralement : dub de l’insecte mourant). Il se trouve que Quatermass est le nom du personnage principal d’un film de science-fiction anglais de 1967 (Quatermass and the Pit : Five Million Years to Earth) dans lequel on apprend que des insectes martiens se seraient perpétués sur terre en implantant leurs gènes dans les corps d’un groupe choisi d’australopithèques, leur confiant en héritage goût pour la connaissance et soif de sang. Dans Lipstick Traces, Greil Marcus consacre plusieurs pages à ce film qui, explique-t-il, produisit sur lui une sensation comparable à celle qu’il éprouva le soir du 14 janvier 1978 pendant le concert des Sex Pistols au Winterland de San Francisco, le dernier de Johnny Rotten en tant que membre du groupe (1). La découverte du professeur Quatermass, celle d’une mémoire phylogénétique extra-terrestre au cœur de l’ADN humain, est celle de Greil Marcus découvrant sous les élucubrations blasphématoires de Johnny Rotten (de son vrai nom John Lydon) les traits de l’hérétique Jean de Leyde. Proclamé roi de la ville de Münster en mai 1534, il finit, après un an et demi de siège, torturé au fer rouge, exécuté en place publique et suspendu dans une cage au clocher d’une église sur les ordres de l’évêque luthérien local. Des chants gnostiques aux prières des Frères du Libre Esprit (communauté dont Jean de Leyde était membre) et des glossolalies pentecôtistes aux onomatopées de Little Richard (qui fut longtemps évangéliste) comme de Jean de Leyde à John Lydon, Greil Marcus tire le fil souterrain d’une persistance atavique, authentique survivance des formes au sens de la Nachleben de l’historien d’art Aby Warburg (2). Les sons comme les images se survivent, ils reviennent après des siècles de latence hanter notre présent, fantômes vivants d’un lointain passé venus troubler le cours qu’on croyait linéaire de l’histoire des hommes. Les insectes martiens du professeur Quatermass n’en finissent pas d’agoniser sur le chemin (lane) qu’entre le Kingston des années soixante-dix et le Berlin des années quatre-vingt-dix Lena ne cesse de retracer : des stridulations de nos ancêtres aux craquements entomologiques du dub et des premières versions du dub jamaïquain aux bugs numériques de Stefan Betke, producteur berlinois plus connu sous le nom de Pole. Le chemin d’eau qui mène au cercle (soleil ?) noir et celui, plus sinueux, qu’emprunte le personnage de Faulkner sont des chemins de mort et de vie. Mathias Delplanque (3) (producteur de Lane dit le dos du CD) nous raconte en musique des histoires de fantômes. Zahir.

(1) Lipstick Traces : une histoire secrète du vingtième siècle, traduit de l’américain par Guillaume Godard, éd. Allia, 1998, pp. 102-114.
(2) Sur Aby Warburg et sa théorie des images, voir l’ouvrage volumineux de Georges Didi-Huberman, L’image survivante : histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, éd. de Minuit, 2002.
(3) Mathias Delplanque possède, en plus de Lena, au moins un autre nom : Bidlo, auteur hétéronyme de l’album Bilder sorti sur le label anglais Harmsonic. Il est aussi l’auteur d’une œuvre encore inédite et non signée intitulée : Ma chambre quand je n’y suis pas.