La vie du dub en Allemagne

« Je ne pourrais dire ce qu’ils sont, mais je pourrais toujours signaler leur présence. »
Maupassant, Lettre d’un fou

Le dub est une créature de série B. Chez Scientist, musicien de la seconde génération de dubbers jamaïcains, c’est un extra-terrestre (Scientist Meets The Space Invaders, Scientist Encounters Pac Man…). Chez Tsé, jeune producteur français, c’est un fantôme (Ghostdub). Chez Raz Mesinai, c’est une créature indicible (The Unspeakable)… La discographie dub est traversée d’évocations ectoplasmiques qui sont intrinsèquement liées à la nature même de ce genre musical. Car du strict point de vue technique, le dub est un dopplegänger, un double. À sa naissance (en Jamaïque à la fin des années 60), le dub n’est que la face cachée d’une entité lumineuse : le tube, la chanson à succès qu’on a privée de voix et qu’on a dépouillée jusqu’à l’os (basse et batterie). Originellement attaché au succès populaire dont il n’est que le remix (vivant par le tube, telle une sangsue), le dub s’est libéré de cette emprise au cours des années 80, grâce aux productions in dub (directement dub) de Prince Jammy et Scientist. Il est alors devenu une forme autonome, vivant sa propre vie.

Le dub est une créature de série B (même sans la face A), et je pencherais personnellement pour la thèse du vampire. Ici aussi, les évocations sont légions : Vampire et Ketch Vampire de Lee Perry, Vampire (Slight Return) de Ben Wa, Burial Dub de Sly and Robbie, Death and Ressurection in the King’s Chamber de Scarab, Bats In My Belfry de Tino (qui avec son album Halloween’s Dub s’est spécialisé dans le registre)… Le dub est un vampire, non seulement parce qu’il a réussi à contaminer quasiment tous les champs de la production pop mondiale (du disco au rock, en passant par la techno, le hip hop, l’ambient etc…). Mais surtout parce qu’à l’inverse de la plupart des courants musicaux surgis depuis les années 70, il n’a jamais cessé de renaître de ses cendres. Le dub ne s’éteint pas, il se déplace constamment et se trouve régulièrement de nouveaux ports d’attache - où l’on continue à l’identifier comme tel malgré des formes chaque fois nouvelles.

Ces dernières années, le dub semble avoir trouvé une terre d’asile favorable en Allemagne, où la production, sans être quantitativement plus importante qu’ailleurs, se distingue par son originalité et sa capacité à renouveler le genre. La chose peut surprendre, tant la connexion entre Kingston Jamaïque et des villes comme Berlin ou Francfort paraît a priori improbable. La renaissance du dub en Angleterre au milieu des années 80 était plus simple à appréhender : c’est la communauté jamaïcaine, très importante à Londres, qui y a importé la culture des sound systems. Et ce sont des jamaïcains exilés comme Dennis "Mixman" Bedeau ou Mad Professor qui y ont développé cette nouvelle forme de dub qu’on a appelé le dub digital. Né de la rencontre entre les méthodes de productions jamaïcaines (accentuation de l’axe basse-batterie, développement d’effets sur le reste…) et une nouvelle génération d’instruments de musique électronique (séquenceurs, boîtes à rythme, effets numériques…), le dub digital s’est propulsé sur les dance-floors européens et s’est invité à la table de nouveaux producteurs blancs (comme Adrian Sherwood, Jah Wobble, Bill Laswell etc…).

Mais il n’y a pas de véritable communauté jamaïcaine à Berlin, pas plus qu’à Vienne, où la production dub est pourtant très importante depuis la fin des années 90. Le dub y est désormais exclusivement produit par des musiciens blancs, qui ne portent pas les dreadlocks et ont rangé la panoplie rasta au placard. Plus de traces de rastafarisme ni d’évocations cannabiques ; ce dub&endash;ci est produit dans les entrailles mêmes du Babylone des autres ! Comment cette musique s’est-elle implantée dans ces cités nordiques , quels chemins a-t-elle empruntés, sur quels navires s’est-elle cette fois-ci déplacée ?

La scène dub allemande est loin d’être uniforme. On y trouve comme chez nous quantité de productions très ancrées dans la tradition (plus proches en cela du ska des origines). Une bonne partie de ses acteurs (comme Dub Taylor ou Daniel Meteo) est issue du punk ou du rock metal. Mais si le dub est une forme vivante en Allemagne, c’est grâce à l’importance de la scène techno. C’est par la techno que le dub s’est infiltré dans le paysage musical allemand, comme l’explique Daniel Haaksman, journaliste et DJ, responsable des compilations Dub Infusions : "Cette renaissance a en fait commencé dans les chill out rooms des grandes raves (ces salles de décompression aménagées au sein des fameuses fêtes techno NDLR). Comme il n’y avait pas beaucoup de morceaux calmes sur lesquels se relaxer, les DJs de la fin des années 80 et du début des 90’s ont commencé à fouiller du côté des vieux morceaux dub. J’ai eu une expérience décisive en 90 lors d’une rave à Francfort, au cours de laquelle Alex Patterson du groupe The Orb mixait pleins de vieux trucs jamaïcains. C’était très paisible et chaleureux, et ça contrastait avec le son rude et four-to-the-floor de la rave. Ça créait un environnement sonore parfait ".

Mais cette réemergence toute fonctionnelle du dub se double très vite (toujours selon Haaksman) d’une véritable préoccupation musicale : "c’est un genre musical qui est très relié à la technologie. Et comme nous avions été très investis dans la question technologique en matière de production musicale au cours des années passées, le dub a connu un retentissement énorme. Il offrait un terrain de jeu idéal pour les expérimentations, et poussait à réfléchir sur la structure musicale en général".

Dès le milieu des années 90, de grandes figures de la scène techno allemande se convertissent à la production dub. C’est le cas de Thomas Fehlmann qui, dans ses productions personnelles ou dans le cadre de sa participation au groupe The Orb, découvre que les échos du dub s’intègrent parfaitement à ses compositions ambient. C’est le cas de Tom Thiel du groupe techno Sun Electric, désormais membre du duo dub Bus. C’est surtout le cas de Moritz Von Oswald, vétéran de la scène rave et en grande partie responsable du renouveau dub allemand. Von Oswald introduit des éléments dub dans sa techno dès 1995, avec la série des maxis M signés du pseudonyme Maurizio. Après une décennie de recherches futuristes en matière de production électronique (voir Carl Craig, Jeff Mills et toute l’école de Detroit), la techno retrouve avec Maurizio le grain et le souffle des studios de Kingston. Une techno épurée et minimale (voire pauvre) dans son écriture, volontairement lo-fi dans sa production, mais excessivement chargée en basse et noyée de réverbérations. Non content de s’inspirer du climat des premiers dub de l’histoire , Von Oswald reprend également à son compte le système de distribution des Jamaïcains : avec son comparse Mark Ernestus, il acquiert très vite sa propre presse à vinyle, fonde ses propres labels (Chain Reaction, Burial Mix, Basic Channel, Imbalance…) et crée son propre réseau de distribution, axé autour du magasin de disques Hard Wax. En 1997, il entame une collaboration avec le chanteur dominicain Paul Saint-Hilaire alias Tikiman, sous le pseudonyme de Rythm and Sound. Leur premier maxi intitulé Music A Fe Rule (un dub sombre et vaporeux) témoigne d’une prise de distance radicale vis-à-vis des canons de la dance music : le tempo se ralentit, le pied s’assourdit… Ce processus ira en s’accentuant, pour donner naissance, en 2001, au morceau King In My Empire, un dub définitivement débarrassé de tout élément technoïde, sur lesquels les vocaux réverbérés tiennent une place considérable. Von Oswald a depuis multiplié les collaborations avec diverses grandes voix de l’histoire du reggae (The Chosen Brothers, Shalom…). Enfin, une des dernières activités en date du label Basic Channel consiste en la réédition sur CD de perles dub des années 70 (la série Wackies)… Curieux parcours à rebours donc, de la part d’un des premiers importateurs de techno nord-américaine en Europe. Von Oswald se tient à l’écart des journalistes et du public (qui n’a jamais pu mettre un visage sur ses productions), et il en faudrait peu pour que l’on voie en lui un Conte Dracula de la scène techno, invisible et pourtant présent en esprit dans une immense majorité de productions électroniques d’outre-Rhin…

Aujourd’hui, des labels comme Substatic à Cologne (MIA, Lump, Mark Thibideau…) ou Raum…Musik à Francfort (Dub Taylor, Dorian Paik…) sont des héritiers directs du son Basic Channel. Tout en restant très attachées à une facture techno plus traditionnelle, leurs productions minimales et progressives semblent comme adoucies par d’indémélables inflexions dub.

Autre personnalité phare de la scène dub germanique, Stefan Betke (originaire de Düsseldorf) s’installe à Berlin en 1997 et travaille comme ingénieur du son pour de nombreuses personnalités de la scène techno dont Von Oswald. En 1998, il signe sous le nom de Pole un premier maxi intitulé Raum, qui marque une nouvelle étape dans la production dub berlinoise. Malgré des accointances avec le son Maurizio, l’univers de Pole impose une couleur qui lui est propre : le pied est quasiment absent, la basse est l’axe central de la musique, et toute la section rythmique est tenue par des craquements qui semblent issus de vinyles, mais proviennent en fait du disfonctionnement d’une de ses machines favorites : le Waldorf 4-Pole Filter. Que reste-t-il du dub des origines chez Pole ? Une basse bien sûr, quelques accords à contretemps éventuellement… Peu de choses en fin de compte, et pourtant c’est indéniablement, immédiatement du dub ! Un dub urbain, comme il se plait à le dire, une musique nocturne et spatiale, faite de surgissements et d’échos, de parasitages sonores et d’harmonies mélancoliques (le mélodica plaintif d’Augustus Pablo passé au filtre résonnant…). Pole entend produire une musique électronique fondée sur l’improvisation, le mixage intuitif et l’irrégularité rythmique (opposée à la binarité implacable de la techno). Et c’est naturellement le dub, grâce à la lenteur de son tempo et au caractère desserré de sa structure, qui lui en donne les moyens.

Avec son label Scape, Betke s’est fait le fer de lance d’une nouvelle forme de dub. Hautement technologiques (à rapprocher de la scène laptop et des activités de labels comme Mille Plateaux à Francfort), tout en restant très souples et basées sur l’improvisation électronique, les productions de Jan Jelinek, Bus, System ou Kit Clayton figurent parmi les plus cérébrales de l’histoire du dub. Épurés à l’extrême, parfois réduits à un simple crépitement de samples infinitésimaux (les fameux click’n cuts) sous lequel vrombit une basse profonde, ces dubs du troisième millénaire peuvent amener à se demander si le genre ne trouve pas là son stade ultime (à l’instar des monochromes de Rodchenko).

Les récentes activités d’un artiste comme Daniel Meteo nous prouvent le contraire. D’abord produit par Scape (dans le cadre de sa participation au duo Bus), mais élevé au punk et au reggae, Meteo (né en 1973) redonne du souffle à une scène berlinoise qui tendait récemment à se scléroser. Utilisant sa guitare sans aucun complexe, il élabore avec son label Meteosound des stratégies de rencontres entre artistes (anglais, américains, allemands etc…) et entre registres musicaux (le hip hop, le reggae roots etc…). Toujours très soucieux de conserver une identité dub (cette musique où il est plus question "d’enlever que d’ajouter ", selon ses propres termes), Meteo prolonge la vie de ce genre musical en l’invitant à se déplacer.

Mathias Delplanque

Article paru dans le n°17 de Musica Falsa (Octobre 2002)