Les contes et légendes inachevés de James Stinson

Mathias Delplanque
Article paru dans le n°21 de Musica Falsa (Janvier 2005)

James Marcel Stinson est né le 14 septembre 1969 à Detroit, Michigan. Il est mort le 3 septembre 2002, d’une maladie du cœur, dans la ville de Newnan, près d’Atlanta (Georgia), où il venait de s’installer pour des raisons de santé. James Stinson était conducteur de camion. Il était marié et était père de sept enfants : Chantell, Martiz, Bobbie IV, James Jr., Bobbie V, Kayanne et Kannada.

Voilà ce que l’on peut dire sur James Stinson. Voilà ce que l’on peut lire au gré des quelques pages web auxquelles son nom renvoie encore. Le reste se perd en conjectures, en suppositions ou en informations prudentes et partielles. Il n’existe à notre connaissance aucune mention de James Stinson dans la presse écrite, et seul le net semble être à même de nous informer de sa présence. Annonces de décès, e-mails d’hommage, mentions dans des articles entourées d’un usage intempestif du conditionnel. Puis, à partir du printemps 2002, quelques interviewes. Le réseau est même allé jusqu’à lui donner une voix (voir l’interview réalisée par Andrew Duke sur cognitionaudioworks). Du fin fond d’un espace sonore surchargé, un homme parle de façon quasi inintelligible au téléphone. Il semble appeler depuis une station spatiale, un tunnel, ou un sous-marin. On ne comprend que les questions de son interlocuteur : " What are the ideas, thoughts, and concepts behind Drexciya ? Would you want to perform underwater ? Do you think there’s too much music being released these days ? "…

Quand il ne conduisait pas de camions, James Stinson produisait de la musique électronique. Son œuvre, prolifique et d’une extrêmement originalité, doit être placée parmi les plus grands actes techno d’Amérique du Nord. Un minimum de 25 disques peut lui être attribué (tous réalisés entre 1990 et 2002), sans compter les apparitions sur des compilations, les remixes et les projets non encore référencés. Une génération entière d’amateurs de techno a collectionné ses albums sans connaître son nom et sans faire de lien entre les différents pseudonymes qui lui servaient à nommer ses projets : Drexciya, The Other People Place, Transllusion, Shifted Phase, Electroids, Abstract Thoughts, Lab R.A.T. XL… Il ne se produisait pas en public, ne donnait pas d’interview (sauf dans les derniers mois de sa vie) et concentrait la totalité de son activité et de son énergie à la production de disques qui ont été édités sur quelques-uns des plus prestigieux labels de la planète électronique : Tresor, Supremat (Allemagne), Warp, Kombination Research et Reflex (Angleterre), Clone (Pays-Bas), SID, Submerge, Shockwave, Underground Resistance (USA)…

Stinson fait partie de ce que l’on a appelé la " seconde vague des musiciens techno de Detroit ", la première ayant été principalement constituée, au début des années 80, par le trio mythique Kevin Saunderson, Juan Atkins et Derrick May. Comme ses confrères de la " seconde vague " Mad Mike, Carl Craig, Robert Hood ou Jeff Mills, Stinson est né à la techno en écoutant les titres de ces glorieux aînés, notamment le morceau " Alleys Of Your Mind " de Juan Atkins, entendu vers 1981 dans l’émission de radio du DJ Electrifying Mojo. Toute la musique de Stinson est liée à l’electro des origines, cette proto-techno inspirée de Kraftwerk et de Georges Clinton, qui faisait la part belle aux boîtes à rythme, aux synthétiseurs analogiques et aux vocodeurs. Une musique de machines plutôt qu’une musique d’ordinateurs. Au cours des années 90, alors que la techno tendait à une sophistication et une hybridation constante (surtout en Europe), Stinson et d’autres musiciens de Detroit optaient pour une forme de fidélité aux sons de leur enfance et continuaient à explorer les timbres secs et puissants de machines comme les Roland TR-808 et TB-303, déjà devenues vintage. Il en résulte une musique d’une écriture et d’une production totalement originales, basée sur des timbres complètement old-school. Une sorte de retro futurisme totalement inédit, sauf peut-être… chez Kraftwerk, quand ils reprenaient l’esthétique constructiviste russe.

Les premières sorties musicales de Stinson se font sous les noms de L.A.M. et de Glass Domain, au tout début des années 90. Mais dès 1989, il pose les bases d’un projet auquel il travaillera jusqu’à la fin de sa vie : Drexciya. Drexciya a été pendant longtemps (et reste encore, malgré les quelques informations qui ont émergé à la mort de Stinson), une des entités les plus obscures, et donc les plus mythiques de la techno de Detroit. Toutes sortes d’hypothèses ont été véhiculées au sujet de ce groupe, dont les membres n’ont jamais été désignés avec exactitude. Mad Mike, fondateur du label Underground Resistance, y aurait pris part, ainsi que Derrick May… Au moment de la mort de Stinson, le groupe était connu comme un duo, composé pour moitié de James Stinson et pour l’autre d’un certain Gerald Donald, avec qui Stinson aurait fait ses premiers pas lors de Glass Domain, et qui serait à la base des projets Dopplereffekt, Japanese Telecom et Arpanet… Drexciya est ainsi une sorte de pieuvre, dont le corps central, quoique difforme et problématique sert de jonction à diverses extensions : les projets parallèles de James Stinson, ceux de Gerald Donald, et ceux de toute autre personne ayant été d’une façon ou d’une autre impliquée dans le groupe. Parmi les principes qui régissent l’œuvre de Stinson, celui de fluidité détient une place prépondérante. Tous ses projets communiquent entre eux de façon plus ou moins lisible : un titre sur un disque faisant écho à un autre sur un autre disque, une mélodie déplacée dans un autre contexte rythmique, un motif de percussion filtré différemment… La musique devient le support d’un tissage fictif, d’une trame secrète sur laquelle chaque nouveau morceau vient prendre place. On aborde Stinson comme un musicien, on le quitte comme un auteur de fiction.

L’œuvre de Stinson recouvre ainsi deux aspects, bien évidemment liés : la production musicale à proprement parler, et la rédaction de notes de pochettes. Chacun de ses albums contribue, par-delà la musique, à la mise en place d’une série d’univers spécifiques, dont le plus développé reste Drexciya. On apprend par exemple, sur la couverture de leur disque " The Quest ", publié en 1997, que Drexciya serait le nom d’un royaume sous-marin situé en plein cœur de l’océan atlantique et peuplé par une espèce mutante descendant des femmes esclaves enceintes que les marchands du commerce triangulaire auraient jetées par-dessus bord, sous prétexte qu’elles freinaient le bon déroulement des traversées… Toute la discographie de Drexciya est fondée sur le thème de l’eau (1), sur les propriétés de cet élément, sur la possibilité pour l’homme de s’y adapter, et sur la reprise du mythe de l’Atlantique Noire (déjà cher à Hendrix et à Georges Clinton). Comme le souligne Kodwo Eschun dans l’un des très rares textes publiés sur le groupe, Drexciya " fictionnalise les fréquences " (2), dans la mesure où les notes de pochette ont pour fonction de nous aider à lire les morceaux présents sur les disques. À l’instar de Kraftwerk, et à l’inverse de la majorité des productions techno qui se contentent le plus souvent d’alimenter les rouages d’une culture club exclusivement axée sur la fête, la musique de Drexciya (et celle de Stinson en général) s’inscrit dans une poétique globale, qui déborde le cadre de la " dance music ". Chaque album est le chapitre d’une histoire plus générale dont la reconstitution paraît d’entrée de jeu impossible. Véritable " histoire à trous ", l’œuvre de Stinson est une succession de gestes d’additions et de soustractions. Quand Drexciya multiplie les " Dehydration " et les " Depressurization ", The Other People Place répète en boucle " Let me be me ", et la pochette du maxi " Power of the 3rd Brain " de Transllusion (Supremat, 2001) porte la mention " Mind over positive and negative dimensional matter ".

Dans une de ses dernières interviewes, Stinson évoque l’existence d’un projet baptisé " Seven Storms " : 7 albums produits en un même temps mais amenés à être distribués à divers moments dans divers endroits. Le premier serait le disque de Drexciya " Harnessed The Storm " (Tresor). Le second serait l’album de Transllusion " L.I.F.E. " (Reflex). Le troisième serait le second album de The Other People Place, " Sunday Night at the Laptop Cafe " (Clone). Ces trois premiers " orages " sont sortis en 2002 avant la mort de Stinson. Le quatrième, intitulé " Hypothetic Situations " et signé Abstract Thoughts, est sorti après sa mort. On ne sait pas ce qu’il est advenu des trois derniers.

(1) Interrogé sur l’identité exacte des membres de Drexciya, Mad Mike nous répond : "L’eau n’a ni forme ni couleur, pourquoi Drexciya en aurait-elle ?"
(2) in "More Brilliant Than The Sun : Adventures In Sonic Fiction" (Quartet Books, Londres, 1998)