Francisco Lopez, gardien de l’écoute

Mathias Delplanque
Article paru dans le n°31 de Mouvement (Janvier 2005)

Dimanche 12 septembre 2004, La Sala Rossa, Montréal, 23 h. Les rideaux de la scène utilisée pour les deux premières performances de la soirée se ferment et les projecteurs s’éteignent. Un responsable de la salle s’avance. « Mesdames et messieurs, pour le concert de Francisco Lopez, nous vous demanderons de bien vouloir nous aider à placer les chaises en cercles ». S’ensuit un léger remue-ménage au cours duquel le public, docile et visiblement habitué, se prête à la manœuvre et s’installe, en cercles concentriques, autour d’une table disposée au centre de la pièce. Sur celle-ci, on devine un dispositif d’appareils électroniques, mais l’ensemble est recouvert d’un grand drap noir, sous lequel clignotent quelques diodes lumineuses, et duquel s’échappe un réseau de câbles qui court se perdre dans quelque coin reculé de la salle. Quelques néophytes tournent spontanément leur siège vers l’intérieur du cercle de façon à apercevoir la table au bord de laquelle est apparu un grand personnage à casquette. Ils seront rapidement et silencieusement rappelés à l’ordre par un geste du doigt les invitant à tourner le dos au centre et à s’orienter vers les enceintes situées aux quatre coins de la salle. On distribue alors de fines pièces de tissu noir avec lesquelles l’assistance se bande les yeux sans dire un mot. Puis, comme pour encourager les derniers réfractaires, toutes les lumières s’éteignent et la salle sombre dans une pénombre épaisse et silencieuse, uniquement peuplée par le léger souffle des enceintes. Bruit de drap, puis de nouveau le silence, pendant une longue minute. Et brusquement le son.

Le son comme un plongeon dans une eau noire et tiède. Le son comme une soudaine et lente expiration. Le son comme une totale immersion dans un environnement parfaitement inconnu. Une grande béance, un espace ouvert et vide de présupposés du fond duquel tout semble pouvoir émerger. Un grand bloc de matière sonore dense et fluide, véritable all-over musical qui emplit l’espace durant de nombreuses minutes et laisse à l’auditeur le temps de se chercher de nouveaux repères, de se trouver une place dans le son : au-dessus, en dessous, au fond, devant, au milieu ?... Telles sont les réflexions qui surgissent spontanément à l’écoute de cette trame mouvante de bruits continus. Car si les textures entendues ne font référence à aucun environnement spécifique, le sentiment d’espace est lui bien réel et l’illusion d’entrer dans un univers « autre » fonctionne à merveille. Le monde de sons dans lequel nous naviguons à l’aveugle n’est qu’un lointain écho de notre univers sonore connu. Parfois, un cliquetis métallique, un froissement ou un crissement viennent crever le voile et donner de la définition à ce sentiment de flou, mais la plupart du temps, l’auditeur ne fait qu’expérimenter ce que Lopez lui-même nomme une « belle confusion ».

Puis, alors que nous commencions à peine à nous habituer à notre nouvel environnement, une brusque suppression des fréquences basses nous fait une fois de plus perdre pied et nous propulse, comme au passage d’un bain chaud vers un autre glacé, au cœur d’une atmosphère aérée, semblable à la longue réverbération d’un événement soustrait à notre écoute. Cette nouvelle plage sonore se transformera avec une infinie lenteur, puis se verra radicalement chassée par une autre, qui imposera son propre volume spatial. C’est à ce rythme que progressera la performance : à coups de larges aplats de son montés les uns sur les autres, ou les uns contre les autres. À quelques exceptions près, les seuls « évènements » dans la musique de Francisco Lopez sont des transitions entre des masses sonores extrêmement étirées - transitions de natures diverses qui donnent à ces masses leur véritable valeur (dans le sens pictural du terme). Lopez aménage également de longues plages de quasi-silence et fait monter ses blocs de son par contraste : grands écarts de dynamique (du faible grésillement au bruit le plus assourdissant), spectre audible exploité dans son intégralité (de l’infra basse à l’hyper aigu)... La pièce se conclura, au bout d’une petite heure, par un lent et admirable fade out qui permettra à l’oreille (extraordinairement stimulée pendant la performance) de se réhabituer progressivement à l’acoustique réelle de la salle de concert. Après un long silence chargé d’expectative, les lumières se rallumeront et on enlèvera les masques.

Même si le contenu musical varie d’une fois sur l’autre, toutes les performances de Francisco Lopez exploitent le même type de dispositif scénique : l’artiste au centre de la salle, le public assis autour de lui et lui tournant le dos ; une obscurité complète et/ou des bandeaux noirs pour se masquer la vue ; et un système de diffusion établi de façon à entourer complètement l’auditeur, lui donnant la sensation, non pas d’écouter le son, mais d’être dans le son. Cet ensemble de règles, avec lequel les salles de concert sont bien forcées de travailler, n’est pas le fruit de quelque principe politique. Dans un essai nommé « Against the stage » publié en 2004, Lopez explique que son refus d’utiliser la scène n’a par exemple rien à voir avec une réflexion sur les rapports de pouvoir générés par l’estrade, la séparation artiste/public etc… C’est, plus pragmatiquement, la meilleure façon qu’il ait trouvé de faire entendre son travail, sans que celui-ci soit parasité par des paramètres extramusicaux. En lutte contre « l’action dissipative des éléments visuels sur le matériau sonore », Lopez entend se concentrer sur « le son seul comme point d’entrée d’une expérience globale ». Exit donc le spectacle de l’artiste à l’œuvre, qui amène souvent le public à confondre « bonne performance sonore » et « bonne prestation scénique ». Exit également le spectacle de la salle, du public, du décor, autres sources de « divertissement » qui détournent l’attention des questions purement sonores. Faut-il y voir une anesthésie de tous les sens, exceptée l’ouïe ? « Synesthésie, répond Lopez, vu que le refus intentionnel d’éléments visuels ouvre un monde nouveau de possibilités pour le son conçu comme une « porte » permettant d’accéder à des couches de perception qui sont normalement dormantes ». Annihiler certains sens pour mieux les retrouver dans le son ; masquer la vue pour pouvoir plus librement contempler une musique qui s’offre comme un paysage sonore. Mettant en œuvre des principes utilisés par les tenants du premier art abstrait (purisme, synesthésies, recherche d’un « absolu » de l’expérience artistique…) l’œuvre de Lopez est traversée par un souffle moderniste qui nous renvoie aux avant-gardes du début du XXe siècle. Lui-même se réfère d’ailleurs régulièrement à l’Art de Bruits de Luigi Russolo et aux futuristes italiens, « rêveurs d’intensité » selon ses propres termes.

Biologiste de formation, Lopez a commencé par adhérer à la mouvance « écologie sonore », initiée au milieu des années 70 par le compositeur et théoricien canadien Murray Schafer, auteur de « The Tuning of the World » et père du concept de soundscape (paysage sonore). Les artistes de l’écologie sonore classique (comme Barry Truax ou Hildegard Westerkamp) associent la création musicale à une entreprise de documentation de l’environnement sonore de la planète. Ne travaillant qu’à partir d’enregistrements de sons réels, Lopez s’est donc pour un temps trouvé impliqué dans des organisations telles que The Environmental Tape Exchange, The World Forum for Acoustic Ecology et The Nature Sounds Society. Mais l’objectif profondément représentationnel et documentaire des œuvres produites dans ce cadre ne lui correspondant pas, il s’en est vite désolidarisé. Dans un texte publié en 1998 et baptisé « Schizophonia vs. l’objet sonore : le paysage sonore et la liberté artistique », il affirmera une conception plus schaefferienne de la musique électroacoustique (d’après Pierre Schaeffer, inventeur de la notion d’ « objet sonore »), et plaidera pour une totale liberté créatrice face aux impératifs idéologiques de l’écologie sonore. Dans la conception de Murray Schafer, le compositeur de soundscapes se doit d’utiliser les sons réels pour ce qu’ils sont, sans les transformer et en veillant à ce que la source soit toujours reconnaissable, au sein d’une œuvre qui se doit elle de « respecter l’environnement ». L’approche de Francisco Lopez est radicalement différente. Ses collectes de sons se font de façon non hiérarchique (de la forêt vierge aux sous-sols new yorkais, en passant par le sampling de morceaux de heavy metal (1)...), et lui font tourner le dos aux conceptions « nature contre civilisation » véhiculées par l’écologie sonore (une nature source de beauté opposée à une civilisation synonyme de bruit). Ces sons subissent quantité de filtrages et de transformations, et finissent par ne plus présenter qu’un maigre squelette sonore totalement libéré de sa source. En définitive, ses paysages acoustiques, bien qu’issus de collages de sons réels, sont des univers distincts, des « mondes sonores virtuels » totalement abstraits qui n’entretiennent que des relations d’analogie avec le monde réel. « Ce qui m’intéresse, explique Lopez, c’est la création de portes permettant d’accéder à un domaine phénoménologique vierge ».

D’où un véritable acharnement à produire des pièces « sans titre » emballées dans des boîtiers cristal ne portant aucune indication. D’où un refus d’éviter les codes habituels de la performance musicale (qu’ils soient liés aux scènes classique, expérimentale, rock ou électronique). D’où une nécessité d’imposer son propre mode d’appréciation de l’œuvre, à travers un dispositif simplement voué à intensifier l’écoute. « Non pas musique sérieuse, dit Lopez, mais écoute profonde ».

(1) « Untitled #104 »