Evol dDopa : "The Osaka arcade concept"

Mathias Delplanque
Article paru dans le n°18 de Musica Falsa (Printemps 2003)

Jean-Baptiste Hanak est essentiellement connu pour ses activités au sein du duo dDamage qu’il dirige avec son frère Frédéric Hanak. Ils ont déjà produit ensemble deux albums " Reverbreak this beat down " (sorti chez Grafted en 2001) et " Harsh reality of daily life " (sorti chez Alice In Wonder également en 2001) - et ils s’apprêtent à en sortir un troisième sur Planet Mu. En dehors de dDamage, les deux frères développent divers projets autonomes qu’ils nous invitent à suivre à la trace grâce à la discrète récurrence des deux d (un petit, un grand) présents dans chacun de leurs pseudonymes : RudDe pour Frédéric, Boulder dDash et Evol dDopa pour Jean-Baptiste. Élevés au hip hop et à la musique punk, les Hanak revendiquent un mode de production lo-fi : ordinateurs Atari, magnétos cassettes etc… Chez eux, la saturation est un procédé généralisé, presque une posture : il n’y a de création que dans la saturation. Leurs morceaux sont des masses sonores extrêmement denses, composées de très nombreuses pistes audio superposées. D’abord rugueux et opaque, l’ensemble dissimule un magma de motifs rythmiques et mélodiques qui surgissent et disparaissent tour à tour d’un corps musical secoué de soubresauts. Avec son projet Evol dDopa, Jean-Baptiste Hanak pousse cette approche à son extrême limite.

Evol dDopa est une appellation à tiroir sous laquelle se cache diverses références. Elle renvoie tout d’abord à l’album " Evol " de Sonic Youth (dont le titre était lui-même un jeu sur les mots love et evil). Elle se réfère ensuite à la chanson " L Dopa " de Big Black, premier groupe de Steve Albini (présente sur leur disque " Songs about fucking "). Elle évoque enfin le nom d’une molécule baptisée Levo Dopa, constitutive d’un médicament précisément appelé L Dopa… utilisé dans le traitement des personnes atteintes de la maladie de Parkinson.

"Cette molécule est une reconstitution chimique d’une substance secrétée par notre cerveau et permettant la stabilité des mouvements, nous explique Jean-Baptiste Hanak. Arrivée à un certain âge, cette glande se meurt d’elle même et les tremblements se manifestent de plus en plus chez le patient (principalement au niveau des bras et des mains). Le Levo Dopa est donc administré en intraveineuse et les mouvements du patient se stabilisent pour plusieurs heures."

Ces références discographiques et médicales se doublent d’une étonnante évocation autobiographique : " René Mignard, un vieux monsieur de 75 ans atteint de la maladie de Parkinson. Il a été mon voisin pendant plus de 20 ans. Mon frère et moi avons lié une amitié musicale très forte avec lui - seulement deux ans avant son départ en maison de retraite. Il m’a initié aux musiques classiques et contemporaines, tandis que moi, je lui apportais des disques des Residents. Son album des Residents préféré était " Eskimo ". Ce disque avec des hommes pingouins aux têtes de globes oculaires l’obsédait littéralement. D’ailleurs, le jour de son déménagement, il m’a offert un livre écrit par un prêtre ayant consacré sa vie à l’analyse sociologique des tribus eskimo."

Eskimo ? Bien sûr, Eskimo. Sorti en 1979, ce disque se présentait comme un documentaire sur les traditions musicales d’une tribu du grand nord. Il s’agissait en fait d’une fiction sonore (entièrement conçue par les Residents) dans laquelle le peuple eskimo jouait le rôle d’ " étranger absolu " de la culture occidentale. Comment légitimer la musique expérimentale, semblaient ironiquement demander les Residents ? C’est simple, il suffit de la présenter comme une tradition populaire issue d’une contrée très éloignée…

"The Osaka arcade Concept", premier album de Jean-Baptiste Hanak sous le nom d’Evol dDopa, ne relève pas de la fiction sonore. Son principe est tout autre, mais il repose lui aussi sur l’idée (le rêve ?) d’un son venu de l’autre bout du monde. Comme "Eskimo", il revisite de façon ironique et grinçante le concept d’exotisme musical.

"À la base, il s’agit d’un projet de remixes en structure pyramidale lancé par le label belge Foton Records. Tout commence avec une prise d’ambiance effectuée dans une salle de jeux vidéo à Osaka, au Japon. La prise a été faite avec un dictaphone à cassette, et l’enregistrement est de mauvaise qualité, ce qui le rend à mon sens encore plus énigmatique. Les musiciens sont invités par Foton Records à effectuer un remix à partir de cette séquence sonore. Par la suite, d’autres musiciens sont appelés à réaliser des remixes de remixes. Ensuite viendront des remixes de troisième génération et ainsi de suite. Le projet est en ligne sur http://www.fotonrecords.com/events/osaka. Le jour où ils auront suffisamment de matière sonore, ils comptent faire une installation dans un gigantesque hall, dans lequel se trouveront des dizaines de chaînes hi-fi diffusant tous les remixes en même temps. Les musiciens seront alors invités à parcourir l’installation - un dictaphone à la main - afin de capturer une substance sonore nouvelle qui sera la base de nouveaux remixes. Ce projet est censé durer des années. L’idéal serait qu’il ne s’arrête jamais. J’ai tellement aimé ce principe que j’ai été jusqu’à faire 9 remixes de première génération. Mon CD est libre de droit. Chacun est libre d’intégrer le projet, sampler mon disque et le tordre dans tous les sens pour en envoyer le résultat à Foton."

Toute la matière sonore du disque provient donc de cet enregistrement initial présenté à titre documentaire sur la plage 10 du CD. Aucun son extérieur n’a été ajouté, et comme le précise la jaquette, " seules les techniques de copier-coller et d’équalisation ont été utilisées, aucun filtre n’a été ajouté ". Faire de la musique avec les bruits du monde, copier-coller le monde : le principe n’est pas nouveau en soi et représente une des problématiques majeures de la musique du vingtième siècle. Le disque d’Evol dDopa en est juste une ultime déclinaison. Une autre de ces phases terminales de l’histoire du sampling, dont les Japonais (précisément) se sont fait une spécialité. Le sampling " discographique " (tel que le pratiquaient John Oswald, Coldcut ou KLF) n’a plus aujourd’hui de réelle pertinence, et après avoir pillé tous les recoins de l’ " histoire de la musique enregistrée " (Coldcut), les musiciens encore préoccupés d’échantillonnage sont forcés de se tourner vers d’autres sources.

Pour son album " Audiotourism " (Quatermass, 2001), Simon Pyke alias Freeform s’est servi du matériau sonore qu’il avait enregistré lors d’un périple en Chine et au Vietnam. Mais Jean-Baptiste Hanak est tout le contraire d’un touriste, et son rapport au monde est assurément très différent. Sa source sonore directe est elle-même un médium (et l’un des plus pauvres : une cassette magnétique…), et son contenu renvoie à un véritable non-lieu (la salle de jeux vidéo). Découpé en micro fragments réagencés et mis en boucles, l’enregistrement d’origine disparaît et laisse place à une sorte d’univers parallèle monstrueux. Malgré une extrême divergence de formes, " The Osaka arcade concept " peut être défini comme un disque ambient. A ceci près que l’ambient music telle qu’elle a été conceptualisée par Brian Eno tendait à élaborer des espaces sonores habitables, tandis que l’espace imaginaire auquel aboutit Jean-Baptiste Hanak est totalement inhospitalier. C’est un monde trop plein, saturé à l’excès, et violemment exclusif ; un monde malade, secoué des mêmes tremblements que ces vieillards que l’on envoie trop tôt à l’asile ; un monde que l’on aimerait calmer à coup de seringues.