"Agai", un morceau de TV Victor

Mathias Delplanque
Article paru dans le n°14 de Musica Falsa (Printemps 2001).

"Timeless Decceleration" est le troisième album produit par Udo Heitfeld sous le nom de TV Victor, après "Moondance" en 1990 et "Trancegarden Trilogy" en 1993. Vétéran de la scène électronique berlinoise, Udo Heitfeld a commencé par être membre de diverses formations underground au début des années 80, dont le No Zen Orchestra (avec Dimitri Hegemann et Piers Headly), qui compte parmi les premières signatures du label Tresor.

"Timeless Decceleration" présente trois morceaux sur un double CD. L’un des CD regroupe une réédition de deux titres produits en 1993, "All" et "You" (respectivement 55:12 mn et 10:11 mn), ayant été "enregistrés et co-produits" par Moritz Von Oswald, seigneur fantôme de la techno minimale allemande. Je ne m’attarderai pas sur ces deux morceaux qui ne me semblent pas d’un intérêt capital, comparativement à la seconde moitié de l’album, qui suscite à elle seule de nombreuses réflexions.

Le second CD ne comporte donc qu’un seul morceau, d’une durée annoncée de 70:01 mn. Il s’intitule "Agai" et date de 1999. Il a également été "masterisé" par Moritz Von Oswald, "mais pas produit par lui" ont tenu à me préciser les gens de Tresor. Information importante, mais pas du tout suffisante quand on connaît le personnage. Depuis le milieu des années 90 en effet, sous la couverture de son label Basic Channel, Von Oswald s’attache au développement d’un seul et unique son, LE son Oswald, immédiatement identifiable par sa simplicité, sa chaleur, l’ampleur de ses basses… et le souffle de ses enregistrements. Mais Oswald se pose comme auteur (voire autorité…) de deux façons différentes : d’abord, bien sûr, en produisant ses propres morceaux (sous les pseudonymes divers de M, Maurizio, Rhythm & Sound etc…); mais également en mixant et masterisant les morceaux des autres musiciens signés sur le label, qui finissent tous par sonner Von Oswald. D’une certaine façon, tous les disques édités par Basic Channel ou ses sous-labels, SONT des œuvres de Moritz Von Oswald (1).

C’est donc avec relativement de logique que "Timeless Decceleration" de TV Victor m’a été présenté par un vendeur de disques spécialisés comme étant "le dernier album de Moritz Von Oswald". Mais ce disque n’est pas une production Basic Channel, et sur "Agai", m’a certifié Udo Heitfeld, Moritz Von Oswald ne serait intervenu que pour "rehausser le son" (2).

En écoutant cette oeuvre, j’ai cherché obstinément à déceler les mécanismes qui la structurent. Des interprétations sont apparues, qu’il me faut maintenant restituer pas à pas.

Entrée.

Le morceau commence très fort. En fait, il connaît un avorton de commencement ; il élude, purement et simplement, la question du démarrage par un fade in (fondu) très surprenant : non pas un fade in étendu, façon musique ambiante, qui ferait monter le volume progressivement afin de laisser l’atmosphère se poser. Non : un fade in très court, très brutal, comme si vous aviez lancé le disque avec le volume à zéro, et que, vous en rendant compte au bout de quelques secondes, vous rétablissiez brusquement le niveau. Ce fade in est un véritable geste, et il a deux effets : d’abord il provoque le sentiment qu’on a "manqué quelque chose"; mais ce sentiment de manque, cette incomplétude sont immédiatement comblés par une immersion brutale dans la musique. On est littéralement "happés" par la boucle qui surgit, intégrés à son mouvement de rotation - mouvement qui existait idéalement avant nous, et qui continue avec nous.

La boucle.

Dès les premières secondes, c’est un espace parfaitement aménagé qui se dessine. Une texture subtile et veloutée. Des sons dénués d’agressivité : un cliquetis continu de cymbales en arrière plan ; une basse et un pied de grosse-caisse sourds et réconfortants ; une nappe soyeuse ; un accord mineur ; et cet étrange et régulier "raclement", qui évoque le système d’entraînement de quelque vieille machine : comme si c’était ce son lui-même qui servait à faire tourner la musique… Car ça avance, indéniablement. C’est stable et ça avance. Tous ces éléments sont agencés de façon à ce que leur répétition ne pèse jamais. Ce sont des ponctuations, des repères, des colonnes. Car cette boucle, sur laquelle l’intégralité du morceau est basée est un véritable LIEU ; un espace donné, une architecture, immédiatement confortable et accueillante. Et comme nous le verrons par la suite, ce lieu va générer d’autres lieux.

Pendant près de 15 minutes, on habite le même espace. De nouveaux sons vont apparaître, qui navigueront au sein de sa structure, sans jamais la modifier : des nappes, des souffles, très discrets, quelques accords légèrement dissonants etc… À 05:00, un nouvel accord se fera entendre, ainsi que de nouveaux éléments rythmiques, qui feront légèrement tanguer l’édifice. La boucle se développe, très délicatement, par ajouts minimes. À 11:00, on parvient à une plénitude de sons qui se répondent tous les uns aux autres, puis on observe un certain retour au calme vers 14:00 (les nappes et souffles se font plus discrets). À 14:50 surgit un nouvel élément, plus décisif : une sorte de roulement synthétique filtré, qui va se développer jusqu’à la première rupture.

La rupture.

À 15:27, les cymbales disparaissent pendant deux mesures, opérant une véritable faille dans la surface du morceau. Pendant ces quelques secondes, un son léger et très aigu, complètement hors rythmique, se fait entendre. Un "tiit" d’appareil électronique, qui semble jouer le jeu de quelque avertisseur : nous sommes sur un axe, la boucle pivote sur elle-même, à la recherche d’une nouvelle direction.

Un nouvel espace.

À 15:33, la boucle reprend. C’est la même, aucun élément n’a été supprimé ni déplacé. Seul le traitement de ces éléments a été modifié : filtrés ou mixés différemment, disposés d’une autre façon sur le panoramique… Mais le paysage s’en trouve complètement modifié : ça n’est plus le même espace, bien que les objets qui le constituent soient toujours les mêmes. "Agai" nous apparaît alors comme une scène de théâtre dont on aurait brusquement modifié les lumières. Des choses que l’on ne voyait pas nous sautent désormais aux yeux, d’autres qui occupaient le premier plan sont désormais dans l’ombre. Tout nous est présenté sous un autre angle. Seules les cymbales reprennent, inchangées, leur pulsation.

Pendant dix minutes, ce nouveau terrain sera à son tour une place pour des passages sonores divers (les mêmes qu’au début, un peu plus rapprochés et plus forts).

À 25:45, on retrouve le roulement synthétique de la première partie, ici aussi suivi par une rupture, identique à la première.

Ce jeu va se développer jusqu’à la fin, alternant ruptures et "tableaux". Divers espaces se succéderont, toujours constitués des mêmes éléments dont seul le filtrage et le mixage seront modifiés. La présence de ce que j’interprète comme un "drop" (un faux raccord) à 50:21, me laisse penser qu’"Agai" a été enregistré de la façon suivante : tableau par tableau ; ceux-ci ayant été montés, mis bout à bout "à froid", au dernier moment (3).

Descente.

Un changement radical s’opère à 63:51 (à peine sept minutes avant la fin) : les cymbales sont atténuées pour la première fois, produisant l’effet d’un lourd rideau brusquement tiré sur une large baie vitrée. Le morceau rentre en lui-même, s’assombrit. D’autres éléments concourent également à ce changement d’axe : la nappe principale, qui n’a jamais cessé depuis le début, est brusquement assourdie, de même que tous les éléments rythmiques. Seul reste distinct un pied de grosse-caisse à la pulsation angoissante. Le "raclement" n’est également plus le même, on l’entend soudain plus nettement. Le morceau s’inquiète, s’interroge, après une heure d’abandon à toutes sortes de fluctuations. Une limite se fait sentir : 74 minutes, la durée maximale d’un CD audio, soit l’échéance de vie d’un morceau de musique au format standard.

D’ailleurs tout s’accélère. À 67:51, les cymbales connaissent une nouvelle atténuation, comme on connaît une nouvelle attaque.

Atterrissage.

À 68:39, les cymbales sont définitivement supprimées. Seuls restent le pied, la nappe, un accord très assourdi et la basse en retrait. Ça n’est plus qu’une question de minutes.

À 69:57, tous les éléments rythmiques sont supprimés. Restent les nappes, aiguës, et un accord. Le tout disparaît en un fondu classique et progressif.

Mais à 70:57, alors que tout s’est petit à petit atténué, surgit un son solitaire : un léger accord de quelques secondes, aigu comme une plainte, bref comme un dernier souffle. Une ultime tentative de conclusion après la fin annoncée : le morceau s’arrête réellement à 71:03, soit une minute de plus que ce qui était prévu. Et c’est pendant cette minute saisissante que le morceau décède, dans un subtil mélange d’inquiétude et de paix.

Quand j’ai demandé à Udo Heitfeld quelles avaient été ses intentions en enregistrant ce morceau, il m’a répondu : "je suis musicien, je n’ai pas d’intentions, ce sont les hommes politiques qui ont des intentions". Tout autre effort pour en savoir plus s’est soldé par un échec finalement associé à un ultime conseil : "just listen"… Soit : "ne comptez pas sur moi pour couvrir de mots ma musique, elle se tient très bien toute seule". On retrouve là un credo que Von Oswald ne renierait certainement pas non plus: ces musiciens sont habités par le désir de produire une musique qui s’apparente à un organisme vivant. Leurs musiques sont souples, noueuses et unifiées. Ce sont des corps que soutiennent des épines dorsales puissantes. Ce sont des univers clos et cohérents. Ceux de Moritz Von Oswald ne se désagrègent jamais : ils exposent leur structure, froidement et simplement, sans aucun pathos. "Agai" est plus dramatique, et pousse l’analogie avec l’organisme vivant un peu plus loin. On assiste à la fin d’une existence. Le fondu du début nous y introduit sans ménagement (ça n’est apparemment pas la question du commencement qui compte) ; et la conclusion précipitée nous laisse assister à l’extinction d’un être dont nous avons partagé l’existence pendant plus d’une heure…

(1) Ce qui ne va apparemment pas sans poser de problèmes. Cf interview de René Löwe alias Vainqueur (Jockey Slut magazine, Août/Sept 97) : "Quand j’ai réalisé mon premier morceau "Lyot", tout le monde disait qu’il était bon grâce au mix de Maurizio, ce qui était dur pour moi".

(2) Propos recueillis sur le net en février 2001.

(3) Je n’ai pu obtenir aucune information de la part de Udo Heitfeld sur la façon dont il produisait ses morceaux. Il ne s’agit donc là que de suppositions déduites de la seule écoute du morceau.